(Eliza) Enfn, moi je l'aime de tout mon vide. [Annie Ernaux - Se perdre]

Août 91 La petite fille s'avança sur la nappe blanche posée à même le sol, sous le regard amusé de sa grand-mère qui, devant l'évier de la cuisine, voyait le petit manège des enfants à travers la fenêtre. Elle était toute souriante dans sa jolie robe blanche, la fleur de lys volée dans le jardin de granny semblant énorme dans ses cheveux de petite fille de sept ans. Face à elle, la regardant avec un air à la fois fasciné et un peu inquiet, ce nigot de Dorian qui tirait inlassablement sur son T-shirt. Arrivée à hauteur du garçonnet, elle se plaça face à lui, posant un bisous sur sa joue. Il rougit furieusement, ne résistant pas, après quelques secondes, à essuyer sa joue comme si un monstre gluant l'avait touché là.
La cérémonie était simple, mais belle malgré tout. Nounours, son doudou officiait sous le contrôle de sa voix, tandis que toutes les peluches qu'elle avait pu trouver trônait là derrière eux pour assister au mariage. A la fin de la cérémonie, Eliza posa un rapide baiser sur les lèvres de Dorian, avant qu'il ne réagisse quand elle prononça avec la voix de Nounours le fameux "Vous pouvez embrasser la mariée" qui convenait à la fin de chaque cérémonie.

Et voilà comment, à l'âge de sept ans, une robe blanche, une fleur dans les cheveux et une bague en forme de chat au doigt, Eliza O'Connell épousa Dorian Saltzman dans le jardin de sa grand-mère chérie, lui promettant fidélité, affection et soutien pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort les sépare.

Plus tard, cet après-midi là, quand ils s'étaient retirés dans le tipi secret d'Eliza pour leur "lune de miel" - qui à cet âge se composait dans leur imaginaire d'une série de discussions autour d'une part de gâteau à base de poudre de lune et de miel (Granny avait toujours été inventive quand il s'agissait de donner des réponses à d'étranges questions comme "C'est quoi une lune de miel ?") - allongé l'un à côté de l'autre à regarder le soleil filtré par le haut de la tante, Dorian soupira un "Un jour on se mariera pour de vrai !"

Elle n'avait que sept ans, mais cette promesse lui réchauffa le coeur. Dorian était son meilleur ami, son partenaire dans tout, le garçon qu'elle aimait le plus au monde de la Terre et de l'espace après son grand-frère, mais avant son petit frère, alors si elle devait se marier un jour, elle voulait que ça soit avec lui et avec personne d'autre.



Novembre 99 Elle avait essayé de lui parler. Elle avait vraiment essayé. Mais depuis quelques temps, pour être honnête, ils ne parlaient plus du tout. Au début, elle avait adoré. Dorian avait commencé à jouer de la musique, à chanter et elle avait été sa plus grande fan. Une femme devait toujours soutenir son mari après tout, non ? Alors, bien sûr, elle avait été là. Elle avait applaudit à chaque fois, elle l'avait encouragé, elle avait fait des efforts pour ne pas se montrer jalouse chaque fois qu'il riait avec Doug jusqu'à en oublier sa présence... Mais, alors, ils avaient commencé à faire parler d'eux et tout d'un coup, il n'y avait plus de goûter dans le jardin, plus de devoir faits ensemble, plus de secrets partagés dans la pénombre de sa chambre chez Granny. Il n'y avait plus que Doug. Doug et la musique. Les répétitions, les concours, les concerts locaux et soudain, le couperet.

"J'ai eu une promotion, Eliza. Nous devons partir pour New York." New York... C'était tellement loin de Seattle. Tellement loin de tout ce qui faisait sa vie. Si loin de Granny, de l'école, de Dorian... Alors, elle avait réellement essayé de lui dire, mais chaque fois qu'elle commençait à lui dire qu'elle avait quelque-chose d'important à lui dire, Doug apparaissait ou il était l'heure d'aller en répétition. Alors, à chaque fois, elle avait souri, avait dit "okay, une autre fois" et d'autre fois en autre fois, elle s'était retrouvée assise entre ses frères dans la voiture, le camion de déménagement derrière eux et sa maison s'éloignant pour toujours dans son dos. Elle ne le lui avait pas dit. Elle n'avait pas eu le temps, pas eu l'occasion, pas eu la force. Elle était simplement partie et il n'avait plus rien pour la contacter. Ni adresse, ni téléphone, ni rien du tout. Elle avait fait promettre à Granny de ne rien dire. Pauvre Granny. Ca lui avait brisé le coeur de devoir tenir sa petite fille dans ses bras pendant que celle-ci pleurait la perte de son meilleur ami.

Lors de leur dernier au revoir, elle avait donné sa bague à Granny, triste et défaite. Elle avait placé la petite bague dans la main de sa grand-mère et lui avait demandé de la rendre à Dorian en lui disant simplement qu'elle était désolée et qu'il avait sa carrière maintenant, Doug et tout ce dont il avait besoin pour être heureux. Il n'avait plus besoin d'elle, après tout...

Juillet 2010 Eliza regardait l'homme dans son lit, soupirant. Machinalement, elle faisait tourner sa bague de fiançailles autour de son annulaire, sans y prêter attention. Postée près de la fenêtre, elle sentait que tout était faux. La chemise masculine autour de son corps n'avait pas la douceur qu'elle aurait aimée. L'homme dans son lit ne la réchauffait plus et l'anneau à son doigt pesait comme une brique... ou une menotte qui faisait s'affoler son coeur et rendait sa respiration difficile.

"Est-ce que tu l'aimes ?" Lui avait demandé Granny la dernière fois qu'elle l'avait eu au téléphone. Oui. Oui, bien sûr qu'elle aimait Brett. Elle l'aimait beaucoup, mais pas de la façon qui faisait s'affoler son coeur au début. Pas comme elle aurait voulu l'aimer. Pas aussi passionnément. "Est-ce que tu veux l'épouser ?" Elle ne savait pas. Elle avait beau essayer d'imaginer le mariage, tout ce qu'elle voyait, c'était un mariage qu'elle avait déjà eu, il y a longtemps, avec un autre homme, encore garçon à l'époque. Un mariage il y a presque vingt ans, avec une fleur dans les cheveux, une bague en plastique et un gâteau avec de la poussière de lune et du miel. "Est-ce qu'il est celui que tu vois à tes côtés quand tu auras mon âge ?" Non. Ca, elle en était certaine. Quand elle s'imaginait vieille, grand-mère et sage, elle se voyait seule sur la chaise à bascule sous le porche de la maison. Elle ne voyait pas d'homme auprès d'elle...

Alors, quand Brett s'était réveillé ce matin-là, il n'avait pas trouvé Eliza, ni Nounours, ce fidèle compagnon vieux comme le monde qu'elle laissait toujours trainer n'importe où dans la maison. Il ne trouva que la bague de fiançailles, sur une feuille blanche sur le comptoir de la cuisine, noirci d'une écriture tremblotante. "Je suis désolée..."

Comme tout, elle avait quitté et abandonné, sans la moindre explication. Elle était devenue forte à cela avec les années. Trois ans qu'elle vivait à Miami. Trois ans qu'elle fréquentait Brett. En vrai, elle n'était restée que parce qu'elle l'avait rencontré. Alors, après sa mission de deux mois, elle était restée, elle qui ne restait jamais. Il était logique qu'en quittant l'homme, elle quitte la ville. Pour aller où ? Elle n'en savait rien. Elle n'avait jamais vraiment su. Elle prenait toujours la route et voyait bien où elle atterrissait. De toute manière, elle pouvait faire n'importe quoi, être n'importe qui, qui s'en soucierait ? Ses frères étaient rentrés à Seattle depuis longtemps, ses parents ne tarderaient pas à y retourner aussi - New York n'avait jamais été pour eux. Pour aucun d'entre eux - et elle, elle n'était bien nulle part et ne rentrerait certainement jamais à Seattle. Jamais plus d'une semaine ou deux, pour voir Granny et ses frères. Alors, pourquoi pas San Francisco ? Ou Vancouver ? Mexico ?

Novembre 2018 Elle était là, de nouveau. Seattle... Une ville où elle n'avait mis les pieds que très brièvement ces vingt dernières années. Seattle... Elle avait toujours trouvé le cimetière de leur district furieusement glauque. Aujourd'hui, il était juste insupportablement froid. Et dire qu'ils allaient enterrer Granny là... Elle pouvait pleurer, rien qu'à cette idée. Ce n'était pas bien difficile. De toute manière, elle pleurait continuellement depuis qu'on lui avait annoncé la terrible nouvelle.

"Liz, c'est... C'est Granny... Elle est morte..."

Son monde s'était écroulé à la seconde où son petit frère lui avait annoncé la terrible nouvelle. Une nouvelle fois, elle avait tout plaqué, sans un regard en arrière. Elle n'avait même pas fini son quart dans ce bouiboui miteux de la Nouvelle-Orléans où elle bossait ses dernières semaines. Qu'ils aillent tous se faire foutre. Elle avait bien plus important à faire. Il fallait qu'elle le voit de ses yeux. Granny morte... Ca ne pouvait pas être vrai. Dans sa tête d'adulte pourtant pas trop stupide, sa grand-mère restait celle qu'elle avait toujours été. Belle, forte, maligne et immortelle. Petite, elle était convaincue que sa grand-mère chassait les démons, ramenait de la poussière de lune sur Terre pour en mettre dans les gâteaux et combattait même la mort sans sourciller. Si avec le temps, elle avait appris que la poussière de lune et les démons n'existaient pas vraiment, elle avait toujours cru que sa grand-mère ne mourrait pas... Du moins pas tout de suite. Pas aujourd'hui. Alors, quand elle s'était retrouvée aux pompes funèbres, le corps froid de sa Granny chérie dans une boite en bois, l'univers tout entier avait cessé de tourner rond.

"Est-ce qu'elle... Est-ce qu'elle t'a dit quelque-chose ? Est-ce qu'elle est... ?" Eliza s'était tournée vers sa cousine Rebekah, désespérée. Celle qui, à un moment donné, était devenue cette soeur qu'elle n'avait jamais eue, était probablement celle dont elle était restée le plus proche après Granny, même après sa fuite en avant dans le monde. Rebekah avait toujours été particulière. Comme sa mère, elle pouvait "voir" des choses. Eliza ne s'était jamais vraiment posé de questions sur le sujet. Elle avait toujours eu une confiance aveugle en sa cousine et en tout ce qu'elle avait pu prédire ou prévenir. Elle n'en avait eu que trop de preuves pour douter et n'avait pas envie de chercher ce que cela voulait dire, dans le fond. Alors, la brune avait su qu'en posant la question, Rebekah saurait, qu'elle ne parlait pas d'un contact avec Granny avait son décès. Mais alors qu'elle la vit ouvrir la bouche, elle commença à paniquer. "Non ! Non je ne... je ne suis pas prête !" Et comme ça, elle s'effondra dans les bras de sa jeune soeur de coeur, pleurant de nouveau à chaudes larmes la perte de celle qu'elle avait tant aimé.

Et ce fut encore pire une fois Granny en terre, quand le monde entier sembla se remettre à tourner tandis qu'elle restait dans cette torpeur de l'après, où même le temps semblait n'avoir plus aucune cohérence. "Vous êtes l'unique héritière de la maison de votre grand-mère, mademoiselle O'Connell. C'est votre maison..."

Granny lui avait donné la maison. Cette vieille maison dix fois trop grande pour elle seule. Cette vieille maison, aussi vieille que sa grand-mère, dans laquelle trop de doux souvenirs trônaient, entourés par un amas de vieilles choses n'ayant plus court. Des tuyaux de cuivre faisant un bruit d'enfer chaque fois qu'on tirait de l'eau, de vieilles planches craquant si fort qu'on ne savait jamais si elles n'allaient pas se dérober sous nos pieds, du papier peint daté d'un autre siècle. "Impossible à vendre en l'état !" L'idée de vendre lui avait brisé le coeur, mais comment pouvait-elle faire autrement ? Elle ne pouvait pas rester. Impossible. Elle devait vendre. Mais pour ça, elle devait remettre la maison entière en état. Alors, avec la seule force de sa volonté, la revoilà, vingt ans plus tard, dans cette maison du bonheur aujourd'hui trop silencieuse, trop inodorante des gâteaux de grand-mère et beaucoup trop grande pour elle toute seule. La revoilà, non pas pour un mariage aux invités peluches, pour de grandes discussions ou des devoirs faits entre deux confidences dans la pénombre d'une chambre, mais pour une restauration qui permettra de vendre et de fuir à nouveau. Loin de Seattle et loin des fantômes d'une autre vie...