Aaron • Keep rolling your eyes, maybe you'll find a brain back there

Son père était un homme violent et Aaron a été sa victime durant plusieurs années sans que sa mère n'en sache rien, il lui disait de ne rien dire, il lui disait qu'elle serait triste si elle savait et il ne voulait pas qu'elle soit triste à cause de lui, il ne voulait pas que sa mère cesse de l'aimer.

Tu ne te rappelles que des bruits et des sensations, le son régulier et apaisant  de la télévision constamment allumée dans le salon, le grincement trop familier du canapé et le tintement d'un verre contre la table basse, la peur qui s'insinuait en toi immédiatement comme un poison, tes petites mains qui s’agrippaient à ton doudou, tes yeux grands ouverts qui cherchaient désespérément une issue,une cachette, qui guettaient ta porte entrouverte dans l'attente de voir son ombre, des années plus tard tu auras encore cette peur qui viendra t'étreindre lorsque tu te retrouveras dans le noir complet, cette angoisse à l'idée de voir l'ombre s'approcher, d'entendre le bruit de ses pas, le poids de son corps faire craquer le plancher.
Tu te rappelles ensuite de ses mains autour de ton bras pour te forcer à te mettre sur tes pieds et de ce qui suivait, les reproches bien souvent infondés, les coups qui pleuvaient et toi qui retenait tes larmes tant bien que mal parce que tu savais que ce ne serait que pire après si tu osais pleurer.
« Tu as compris pourquoi je fais ça Aaron ? Tu sais que c'est pour ton bien, pas vrai ? »
Tu hochais la tête sans un mot à chaque fois, sans savoir ce que tu avais fait, sans comprendre comment te faire du mal pourrait te faire du bien mais tu avais rapidement appris qu’acquiescer était la seule manière d'avoir ensuite la paix.
« Et tu ne diras rien à maman, tu peux me dire pourquoi ? »
« Parce qu'elle sera triste »
« Et tu ne veux pas qu'elle soit triste »
Et il te laissait sur ces mots avant de retourner devant la télévision comme si rien ne s'était passé, si par malheur ta mère remarquait une trace quelconque ou un bleu sur ton corps, tu disais simplement être tombé, elle te croyait, peut être qu'au fond elle voulait te croire après tout, c'était probablement plus facile pour elle, plus simple de continuer à penser qu'elle avait une famille parfaite plutôt que de réaliser que son mari n'était qu'un ivrogne violent et son fils un enfant de plus en plus mutique à chaque instant.


Il a subi en silence jusqu'à ce que l'école alerte sa mère sur son comportement, un enfant qui ne se mêle pas aux autres, qui ne parle pas, ça peut arriver, c'est ce qu'ils disaient, mais ils lui demandaient tout de même de chercher si rien d'autre ne pouvait être la cause, s'il n'y avait pas autre chose qu'un caractère un peu trop réservé.

Les yeux baissés tu jouais nerveusement avec la paille de ta boisson chocolatée, ce n'était pas normal que ta mère vienne te chercher à l'école, ce n'était pas normal qu'elle ne te ramène pas à la maison mais t'emmène dans le square du quartier à la place et plus que tout son silence, la manière dont elle t'observait, le regard qu'elle portait sur toi n'avait définitivement rien d'habituel.
« Je suis désolé »
Les mots avaient glissé hors de ta bouche malgré toi, d'une toute petite voix, tu savais qu'elle avait échangé quelques mots avec ta maîtresse avant de te récupérer et tout ce que tu arrivais à imaginer, la seule explication logique à son comportement qui te paraissait si étrange, si insensé, était que tu avais dû faire quelque chose de mal, que tu n'avais peut-être pas assez travaillé
« Je ferais mieux, je te promets »
Mais tu avais beau insister, aucun mot ne sortait de sa bouche, elle était ailleurs et tu étais terrifié, tu avais peur à cet instant précis, peur de la perdre elle aussi, tu n'avais rien dit, tu avais gardé le silence comme il te le demandait et pourtant elle te semblait si froide, si distante, comme si sa menace devenait une réalité, ta mère était triste et c'était à cause de toi, ta mère allait cesser de t'aimer.
« Je veux pas que tu m'aimes plus »
Les larmes coulaient le long de tes joues à présent et ce furent probablement ces derniers mots et ta voix brisée qui la firent revenir à la réalité
« Qu'est-ce que tu as dit ? »
Mais c'était déjà trop tard, tu refusais à nouveau de parler, pleurant simplement en silence, si tu parlais tu la perdrais, c'était ce qu'il t'avait dit
« Aaron ? Réponds moi »
Tu secouais frénétiquement la tête, refusant même de la regarder dans les yeux à nouveau malgré ses supplications, repoussant ses mains à plusieurs reprises mais elle était plus forte que toi, comme lui, comme tous les adultes, tu ne pouvais jamais résister longtemps contre eux et tu détestais ça, tu te retrouvais les yeux plongés dans les siens, tu te retrouvais incapable de lui mentir encore bien longtemps, les joues trempées et les cils encore bordés de larmes.
« Il a dit que tu serais triste si tu savais »
« Qui ça ? Qui a dit ça ? Pourquoi ? »
« Papa »
Tu n'as pas eu besoin d'en dire plus, tu n'as jamais eu besoin de raconter précisément ce qu'il se passait, tu as vu un voile passer devant ses yeux, une succession d'émotions que tu serais bien incapable de nommer, elle avait compris, elle savait.

La vérité révélée, la mère d'Aaron s'est séparée immédiatement de celui qu'elle avait longtemps imaginé comme étant un mari et un père parfait, le gamin dans les bras, la valise sous le bras elle est partie se réfugier chez une amie chez qui elle est restée quelques mois, le temps de se retourner.
Entre temps le divorce a été prononcé et la justice a interdit à son ex mari de revoir leur enfant, il n'a plus le droit d'approcher Aaron, pas tant qu'il n'en fait pas la demande explicite en tout cas et il ne l'a jamais fait, il en garde bien trop de mauvais souvenirs, ça lui a pris bien trop d'années pour réussir à se reconstruire.


Aaron avait dix ans lorsqu'elle a rencontré celui qui deviendrait bientôt son nouveau mari, dix ans et il n'était toujours pas capable d'être de nouveau scolarisé, toujours pas capable de sortir de chez lui ou d'adresser la parole aux inconnus, dix ans et il avait encore peur de tout et de tout le monde. S'il s'est rapproché d'Elliott assez rapidement et si c'est en partie grâce à lui qu'il a accepté de retourner à l'école puisque la perspective d'avoir un grand frère plus âgé pour le protéger le rassurait il a en revanche mis des mois avant d'accepter son beau père, par chance ce dernier a été patient, compréhensif, toujours doux et à l'écoute, il a réussi à comprendre comment Aaron fonctionnait mieux que personne.

Il était tard et comme d'habitude tu ne dormais pas, les yeux toujours rivés sur le plafond que tu connaissais dans les moindres détails à force de nuits sans sommeil, tu attendais simplement qu'il soit une heure décente pour te lever, que les premières lueurs de l'aube traversent tes volets lorsque tu as entendu des bruits de pas dans le couloir qui approchaient, sentant tout ton corps se tendre malgré toi. Tu savais, dans ta tête, qu'il s'agissait probablement simplement de ta mère qui avait besoin de se rendre aux toilettes ou de ton frère qui s'offrait une petite escapade nocturne vers le frigo mais dans ton cœur tu avais toujours  peur qu'il s'agisse de ton père biologique, tu avais toujours tellement peur qu'il apparaisse de nul part alors lorsque tu entendis le grincement familier de ta porte, tu ne pus t'empêcher de faire semblant de dormir, cachant ton visage sous la couverture comme un petit enfant cherchant à échapper aux monstres qui venaient le hanter.
« Aaron ? »
C'était la voix de ton beau-père mais pour une raison qui t'échappait tu refusais pourtant d'ouvrir les yeux ou de bouger, sentant ton corps se tendre encore plus lorsque tu sentis ton lit s'enfoncer sous son poids et sa main glisser dans tes cheveux
« Je t'ai ramené ça de mon voyage à DisneyWorld, je voulais te le donner, je te laisse maintenant »
Tu sentis son poids quitter ton lit et alors qu'il faisait demi-tour tu ouvris un œil, puis l'autre, curieux de découvrir ce qu'il t'avait laissé, tombant nez à nez avec une immense peluche Stitch, une peluche que tu rêvais secrètement d'avoir depuis des années, tu avais du mal à croire que cet homme que tu rejetais constamment et à qui tu refusais même de parler ait pu réaliser un de tes rêves d'enfant
« Attends »
Il se figea devant ta porte
« Tu me feras pas de mal ? »
« Non Aaron, je ne te ferai jamais de mal »
« Reste, j'aime pas dormir tout seul »

Aujourd'hui il est étudiant dans une école de danse assez prestigieuse et assez onéreuse, c'était le rêve de sa vie et il sait que ses parents ont sacrifié une immense partie de leurs économies juste pour lui ce qui explique ses réticences à leur explique que rien ne se passe comme prévu là bas.
A chaque repas en famille il s'entend leur répondre que tout est parfait, comme dans ses rêves d'enfant, à chaque fois il force son sourire sur ses lèvres et tout le monde y croit alors qu'en vérité depuis des mois c'est un enfer qu'il vit là bas, une simple rivalité qui a dégénérée et qu'il n'est pas capable de contrôler, une simple rivalité qui a dérivé sur des violences et un harcèlement permanent, il sait que la rentrée n'aura rien changé et qu'au contraire les choses vont simplement empirer


Fin de la première journée, il est tard et tout le monde dort déjà dans la maison, à l'exception peut-être de ton frère, en te concentrant tu penses entendre vaguement le son de son ordinateur, le connaissant il est probablement devant une série ou en train de jouer à un jeu stupide.
Face au miroir tu regardes ton corps en détails, une seule journée et il a fallu que tu trouves le moyen d'en arriver aux mains avec lui, ou plutôt il en est arrivé aux mains avec toi et tu n'as pas trouvé de meilleure chose à faire que de répliquer, depuis ce qu'il s'est passé avec ton père tu refuses d'être une victime à nouveau, tu refuses de te soumettre à nouveau, à tort en un sens, si tu étais la victime idéale tu pourrais peut être trouver le courage d'aller expliquer à tes parents ou même à Elliott ce qu'il se passe dans cette école qui est devenue depuis plus d'un an ton enfer personnel, ton rêve devenu cauchemar, mais ce n'est pas le cas, tu n'as pas d'autres choix que de cacher tes blessures, cacher ton corps, tu n'as pas d'autres choix que de mentir, plaquer ton sourire sur tes lèvres et les regarder gober tes mensonges sans sourciller, tu ne sais pas si tu es si bon menteur que ça en vérité ou si ça les arrange dans un sens de croire à ce que tu racontes, c'est probablement plus simple pour eux, de penser que tu es vraiment heureux.
Face au miroir, tu regardes ton corps, tu détailles ton visage et tu soupires, tu sais comment se finissent les histoires comme les tiennes en général et tu sais qu'à moins d'un miracle la tienne ne fera pas exception, peut-être que tu es simplement fataliste, peut être que tu es simplement réaliste, tu ne sais pas, tu es simplement fatigué ce soir, parfois tu te donnes l'impression d'être au volant d'une voiture et de voir un mur s'approcher de plus en plus près sans savoir à quel moment il sera trop tard pour freiner.